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Jeune inspecteur fraîchement émoulu de l’école de police. Il se voit confier la première grande enquête de sa jeune carrière. La nature l’a doté d’une hypersensibilité sensorielle et plus particulièrement d’une nyctalopie (capacité de voir clairement dans l’obscurité) dont il se sert dans le cadre de ses fonctions. Brillant et perspicace, il aime passionnément son métier, mais dans la vie civile, il n’est qu’un fantôme qui hante sa vie plutôt que de la vivre. Cette enquête pleine de surprises et parsemée de rencontres, dont une qu’il n’attendait plus, sera pour lui un véritable parcours initiatique qui va lui permettre de se révéler aux autres ainsi qu’à lui-même.
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« Après avoir jeté un dernier coup d’œil au dehors, Nuno Korrigan s'éloigna de la vitre. Il baissa le volume de la radio. Valait mieux pour ses tympans. Il se ravisa et éteignit la radio, excédé par cette musique jetable que tant et tant de stations déversaient sur les ondes. Il sortit d’une pochette un disque vinyle et mit en route son vieux tourne-disque.
Encore une nuit sans véritable sommeil. Mal dormi. Bouche pâteuse. Et ces crises d'angoisse qui ne le lâchaient pas.[…]
Nuno était tout fraîchement diplômé de l'école de police. Il ne rêvait que de grandes affaires criminelles. C'était un ambitieux, un jeune loup, des dents longues, un opportuniste qui savait saisir toutes les occasions pouvant servir son ambition. Et là précisément, il savait, il sentait - il avait flairé le gros coup dès le départ - que cette affaire singulière serait la chance de sa vie. Pleinement conscient de cette chance exceptionnelle qui s'offrait à lui, il était déterminé à ne pas la laisser filer entre les doigts. Plus d'une jeune recrue rêverait d'avoir une affaire de cette trempe entre les mains. Le genre de chose qui n'arrive qu'une seule fois dans une carrière de flic. Et encore, pour ceux qui ont de la chance. Nuno avait beaucoup de chance. Il allait s'accrocher à son affaire avec toute sa hargne professionnelle, toute sa fougue juvénile, jusqu'au bout, coûte que coûte. D'ailleurs, il ne pensait plus qu'à ça. Résoudre cette satanée énigme était devenue son idée fixe et l'inclination obsessionnelle de son tempérament n'arrangeait rien à rien. La messe était dite : quoiqu'il puisse advenir, il n'aurait de cesse de rechercher les clefs qui lui ouvriraient les portes de l'élucidation.
Deux vieillards avaient trouvé la mort. Une mort atroce.
Pour s'en convaincre, il suffisait d'avoir vu les corps. Le premier d'entre eux était décédé au cours de la nuit du 23 septembre, le second durant la nuit suivante. On les avait retrouvés écorchés par endroit comme si on avait voulu leur ôter l'épiderme.
Nuno, lui, les avait vus. Il avait été aux premières loges.
Il les avait inspectés en procédant à un examen méticuleux conforme à ce qu'on lui avait enseigné. Le jeune inspecteur était resté là pendant de longues minutes, s'imprégnant de la vision de ces deux macchabées jusque dans leurs détails les plus infimes. Il ne put rien en conclure, sinon ce je-ne-sais-quoi qui heurtait profondément son esprit cartésien.
Quelque chose là-dedans dépassait l'entendement. Quand il y repensait, il éprouvait une sorte de malaise assez vague mais très désagréable.
En même temps Nuno ne pouvait occulter de sa mémoire le souvenir de l'aspect dégoûtant des deux cadavres découverts gisant dans une ruelle baptisée du nom d'Edgar Poe, conteur et poète, illustre et maudit. C'était une rue sombre et lugubre comme il convient à cette sorte d’événement.
De chacune des victimes, Nuno ne pouvait oublier leurs visages émaciés et livides, ni le gris de l’œil liquide de l'un d'eux, ni ce regard terrible... La peur - une peur atroce qui se lisait dans leurs yeux révulsés, grand ouverts, exorbités, que la lumière en même temps que la vie avaient pourtant désertés - avait déformé leur visage en un affreux rictus leur ôtant pratiquement toute humanité. Leurs corps décharnés exhalaient comme une odeur de dissolvant. La peau vieille et ridée arborait une teinte blême, cireuse tirant sur un bleu très pâle. C'est ce dernier trait qui conférait aux deux visages un aspect particulièrement dégoûtant. Enfin, de l'écume suintait des commissures de leurs lèvres démesurément ouvertes comme si dans leur ultime instant de vie, ils avaient voulu hurler, hurler, terrassés par une douleur sans nom.
Quel terrible secret ces deux pauvres diables avaient-ils bien pu emporter dans leur tombe?
Nuno se dirigea vers le tourne-disque. […]
Il retira le vinyle et le rangea soigneusement. Il s'apprêtait à sortir de chez lui pour rejoindre son supérieur. Nuno l'assistait dans cette ténébreuse affaire. Le commissaire venait tout juste de le joindre par téléphone. Il désirait s'entretenir avec le jeune inspecteur à propos de l'identité des deux victimes dont, bizarrement, on ne savait toujours rien. Durant la conversation téléphonique, le commissaire l'avait informé que de nouveaux éléments étaient venus s'ajouter au dossier. Sans lui en dire davantage, il l'avait prié instamment de se rendre au commissariat.
Avant de partir, Nuno regarda par la fenêtre. Quelques rayons traversaient la masse grise des nuages. Il était plus prudent de prendre ses lunettes de soleil. Le jeune inspecteur avala pratiquement d'un trait une tasse de cappuccino encore tiède alors que dans sa tête, cette satanée affaire monopolisait une fois encore son esprit. Allant jusqu'à le hanter, cette pensée avait adhéré à son cerveau pour ne plus le lâcher. Vague et variable, indéfinie et vacillante, elle poursuivait le jeune inspecteur sans répit. Comme son ombre. »