« Sur la porte en bois de chêne massif, s'ouvrit un vasistas laissant apparaître deux yeux gris acérés. De là, une voix fluette et nasillarde interpella le jeune inspecteur.
- Qui est là ? Que me voulez vous ?
- Bonjour madame Delaunay, je suis l'inspecteur Korrigan et je...
De ses petits yeux gris, elle le mitrailla d'une rafale de regards furibonds.
- La police !?...Partez ! Partez ! J'ignore ce que l'on a encore pu vous raconter à mon sujet, mais je n'ai rien à me reprocher ! Alors déguerpissez et ne remettez plus jamais les pieds ici, vous entendez !? Je suis ici chez moi ! Chez moi ! Et allez donc leur dire à tous que rien ni personne ne me chassera de ma maison ! Personne ! Pas même vous ! Pas même la police ! Compris ? Alors partez ! Allez vous en !
Une paranoïaque ! Il ne manquait plus que ça !
Nouvelle tentative :
- Madame Delaunay...
- N'insistez pas vous dis-je ! Allez vous en ! Laissez moi en paix !
Pour couper court à toute discussion, elle s'apprêtait à refermer le vasistas lorsque...
- Madame Delaunay, s'il vous plaît, accordez moi juste un instant ! Je vous assure que je ne vous veux aucun mal ! Je voudrais juste discuter avec vous...
Le vasistas se rouvrit.
- Ah !?...Discuter ?...Et de quoi ?
- Oui ! Juste discuter avec vous...C' est à propos de votre petit-fils.
Dans le regard de la vieille dame, toute trace de méfiance disparut. A la place, il n’y eut plus que de la surprise.
- Alexandre ? Mon Alexandre ?
- Oui, Alexandre. C' est bien votre petit-fils ?
Un éclair inquiet traversa son iris.
- Bonté divine ! Il a fait une bêtise ?
Pour l'instant, Nuno préférait éluder la question. Il supplia.
- S'il vous plaît, laissez moi entrer.
- Bon, d'accord...Mais je vous préviens : n'essayez pas de me piéger ! Pas d'entourloupe ! Compris ?
- Compris.
- Un instant je vous prie.
Elle referma le vasistas puis actionna les deux verrous. La porte s'ouvrit enfin.
- Entrez.
Le visage de la grand-mère était plongé dans la pénombre de sorte qu'un homme doté d'une vision normale n'aurait pu distinguer nettement les traits. Mais la nyctalopie permit aux yeux de Nuno de soulever ce voile d'ombre pudique qui nimbait le visage de son hôtesse.
Le jeune inspecteur put de cette manière deviner que la dame était en réalité une grand-mère relativement jeune. Mais avec son visage surchargé de rides profondément incrustées, elle paraissait infiniment plus que son âge véritable. Un usage immodéré et inconsidéré des rayons solaires probablement, à moins qu'il ne s'agisse d'une quelconque maladie de peau, avait prématurément vieilli un visage envers et contre tout toujours éclatant de vitalité.
Le simple fait de franchir le seuil suffit à donner à l'inspecteur Korrigan l'irrésistible impression que les quelques petits pas qu’il lui avait fallu pour parvenir de l'autre côté, l'avaient littéralement transporté à travers le temps pour le déposer en plein cœur du XIXème siècle.
Dans cette curieuse demeure, il était inutile de chercher aucun des appareils modernes qui équipent habituellement la plupart des foyers. L'électricité surtout, semblait bannie des lieux. Nuno eut beau regarder autour de lui, il ne vit ni télévision, ni poste de radio, ni même de téléphone - mais cela il le savait déjà depuis l'interrogatoire qu'il avait mené auprès de Marie-Thérèse Darrieux.
Toute la lumière dans laquelle baignait l'intérieur était exclusivement prodiguée par les flammes ondoyantes de lampes à huile orientales suspendues surplombant chacune des pièces. Dans un esprit identique, plusieurs bougies étaient disposées sur des chandeliers en argent éparpillés çà et là dans des niches, subtilement répartis afin de créer une ambiance claire-obscure.
Pour le jeune inspecteur, il parut clair dès les premiers instants que cette parcimonieuse répartition d'ombres et de lumières obéissait davantage à une volonté esthétique qu'à un désir de répandre partout une bonne clarté dans la demeure.
Nuno put encore distinguer dans le vaste salon sur lequel donnait le long couloir d'entrée dans lequel il se trouvait encore, une vieille et belle horloge au balancier parfaitement immobile qui avait cessé de battre, depuis fort longtemps déjà, la mesure du temps, ôtant de la sorte sa raison d'être à cet édifice de bois et de métal sans âge intégralement consacré au dieu Temps et qui ne vivait plus faute de cœur battant. Enfin, un mobilier d'inspiration gothique venait compléter en la renforçant cette impression d'extravagance qui émanait de ce vaste décor insolite et décalé sur lequel le temps qui court semblait n'avoir aucune emprise.
Héloïse Delaunay, avec un filet de dégoût mêlé de terreur dans la voix, rugit.
- Mais d'abord retirez cette...cette chose !!
Son poignet. Elle fixait intensément le poignet gauche du jeune inspecteur.
- Pardon ??
Elle répéta sur le ton d'une rage à peine contenue prête à exploser.
- Votre montre !... Retirez-là !
- Qu'est-ce que...
Son regard furieux fixait la montre, un regard derrière lequel se dissimulait quelque chose de presque indicible mais d'une puissance formidable. Ses éclats de voix tonitruants éclatèrent à la figure de Nuno.
- J'AI DIT : RETIREZ LA ! RETIREZ LA IMMEDIATEMENT !!...VITE !
Elle vociféra cet ordre sur un ton rageur, terrible, qui ne souffrait aucune discussion. Le jeune inspecteur en frémit mais son cerveau s'efforçait dans le même temps d'analyser la situation et de comprendre les raisons de la colère de l'étrange vieille dame.
Elle semblait être vraisemblablement sous l'emprise d'une irrésistible peur panique. Quelque chose d'irraisonné et de pratiquement inconscient. En affinant son jugement, il s'aperçut qu'elle devait être esclave d'une phobie, une phobie particulière non pas dans sa cause mais plutôt dans la manière qu'elle avait de se manifester, une phobie incontrôlable, imprévisible et dangereuse par sa violence, une phobie frénétique qui repoussait sa malheureuse victime dans les derniers retranchements d'une fureur hystérique.
Mieux valait ne pas la contrarier. Il obtempéra.
L'objet incriminé ayant disparu à ses yeux, elle se calma aussitôt.
Puis d'un ton sec :
- Bien ! A présent, je vous saurais gré de bien vouloir me suivre jusqu'au salon.
Tout se déroula par la suite comme si l'incident n'avait jamais eu lieu.
Nuno continuait à l'observer avec intérêt.
Le corps d'Héloïse Delaunay, toujours enveloppé de pénombre, était engoncé dans une large robe couleur bleu du soir, longue, identique à celles que devaient porter les grandes dames de la bonne société de ce siècle révolu qui avait assisté à l'épanouissement du romantisme. Tout compte fait, sa tenue vestimentaire épousait harmonieusement la chaleureuse atmosphère délicieusement surannée de l'intérieur de la maison. Mais pour le jeune inspecteur, il paraissait maintenant évident qu'elle prenait garde de dissimuler son visage en le maintenant perpétuellement drapé de pénombre.
Nuno la suivit jusqu'au salon non sans une secrète appréhension qu'il ne parvenait pas à réprimer. Mais en même temps, il se sentait irrésistiblement attiré par un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable.
Lorsqu'ils furent tout deux confortablement installés, la vieille dame se mit à le toiser d'un regard si intense que celui-ci creusa encore davantage le malaise de Nuno, un malaise qui trouvait sa source dans les quelques mots échangés avec le riverain à son sujet. Un malaise approfondi par la colère furieuse et subite qu'il avait eu à affronter. Inconsciemment, son jugement s'en trouvait influencé.
Etait-elle réellement folle ?
Sans qu'il ne puisse rien faire pour y remédier, cette seule idée suffisait à le faire frémir. De toute son âme, il se sentait irrémédiablement pris au piège dans cette étrange demeure au charme vénéneux qui jouait subtilement au trouble jeu de l'attirance-fascination-répulsion, et infiniment plus encore de sa singulière hôtesse.
L'étrange atmosphère dont était imprégnée la maison, l'horloge arrêtée, la manie singulière de la vieille dame de draper son visage de pénombre, sa grande robe excentrique et anachronique, son attitude de recluse rétive apparemment coupée du monde et de ses réalités, sa méfiance excessive, quasi paranoïaque, vis-à-vis de lui-même, autant de choses qui inclinait le jeune inspecteur à penser que son interlocutrice avait dû laisser échapper de son esprit l'intégralité de sa raison. »